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Cependant elle peut être conservée pour peindre des choses ar¬
chaïques, ou pour donner au sentiment une naïveté exagérée
à dessein.
Le système romantique a donné une toute autre direction à
cette grammaire particulière, et nous voudrions que cette di¬
rection divergeât encore davantage.
Ainsi le langage normal veut que dans tous les cas le subs¬
tantif soit accompagné soit de l'article déterminé le, soit de l’ar¬
ticle indéterminé un ; la rapidité du sentiment peut demander
très souvent la suppression de l'article ; il s’agit là d’une licence
non pour la commodité du vers, mais pour la liberté de la
pensée, ou plutôt du sentiment, ce qui est bien différent et bien
plus légitime.
Le langage normal veut que presque toujours deux substan¬
tifs, ou deux adjectifs soient séparés par la conjonction et ; le
langage poétique doit encore pouvoir lever cette barrière qui
retarde le sentiment ou l’image.
De même, on peut supprimer la répétition des pronoms, des
prépositions, des auxiliaires, de tous les mots n’ayant pour
fonction que d’exprimer les relations.
Il en est résulté une grammaire spéciale à la poésie, et que
j’appelerai la grammaire elliptique.
La grammaire elliptique est celle du sentiment, comme la
grammaire normale est celle de la pensée ; elle correspond à la
différence de mouvement qui existe entre l’une et l’autre : c'est
la suppression des intermédiaires. Rien n’est lourd dans certains
cas comme la phrase, ou même la proposition, absolument ré¬
gulière ; elle exige pour la correction un développement très
grand, heureux sans doute dans son parfait analytisme pour la
clarté, fâcheux pour le mouvement. La poésie veut absolument
être libre de ces entraves, sans quoi étouffée elle périrait.
L’ellipse ne consiste pas seulement à supprimer les mots de
pure relation, elle consiste aussi à faire servir un seul mot de
relation pour plusieurs mots de substance, ce qui est une éco¬
nomie de temps pour le mouvement.
Elle va même jusqu’à supprimer des fractions entières de pro¬
positions, et en outre, même des pensées de transition, et ici le
procédé touche à la pensée elle-même ; elle saute par dessus
les pensées intermédiaires ; on n’a plus en main que les deux