A. SKGUKUA YK. — L’l\ UIVIDUEL ET LE SOCIAL DANS LE LANGAGE 63
langue est, elle aussi, un instrument que l’homme a su forger à son
service. Dès lors, les droite de la pensée sont sauvegardés ; l’intelli¬
gence créatrice n’est pas condamnée à subir l’emprise d’un outil
qu’elle s’est fait. Si elle nous a semblé asservie quand son fonction¬
nement était lié à un organe créé par une sorte de déterminisme
naturel, nous la voyons maintenant restaurée dans la plénitude de
ses droits... du moins en principe.
Ce principe est essentiel, sans lui nous ne pourrions aller plus
loin, mais son application est entourée d’obstacles.
Le premier, c’est que l'intelligence souveraine appartient à l’indi¬
vidu et la langue a la collectivité. Nous nous heurtons donc ici à
l’aspect sociologique du phénomène et nous avons à en examiner les
conséquences.
La langue commune, que nous définissons comme l’ensemble des
habitudes conventionnelles de langage qui régnent dans une collec¬
tivité, est un produit et une fonction de la vie du groupe. C’est elle
qui assure entre les hommes — êtres pensants —le contact psychique
indispensable à la vie sociale. Elle est une institution comme les
mœurs, les croyances, l’organisation politique. Comme toutes ces
choses, elle constitue un objet extérieur à l'individu, qui échappe à
ses prises et qu’il lui faut, bon gré mal gré, accepter et subir, sous
peine de briser le lien de la solidarité avec ses semblables. L’enfant
apprend la langue de ses parents et, toute sa vie, il est astreint à
parler comme tout le monde autour de lui, s'il veut comprendre et
être compris. C’est tout le contraire de la liberté, et cette servitude
dans l’expression de la pensée semble engager la pensée elle-même.
En effet, chaque langue présente un vocabulaire, c’est-à-dire un
jeu d'idées ve’rbales, et des catégories grammaticales, c’esbà-dire un
jeu de rapports logiques entre les idées. Ce double système ne
correspond pas dans une langue à ce que l’on trouve dans une autre
langue. Chaque collectivité a élaboré des idées et des formes de
pensée qui lui sont propres et qu’elle impose à tous ses ressortissants.
Un Français aura beau faire, il ne pensera pas comme un Allemand
ou comme un Russe, par le simple fait qu’il parle une autre langue;