80
JOURNAL DE PSYCHOLOGIE
là échapper aux contraintes sociales et se désolidariser de la vie
commune. Non, l’isolement réel n’existe pour personne en dehors
des cas de psychoses. Le génie lui-même ne s’exprime que pour
essayer de se faire comprendre, fût-ce au moins d’une élite et dans
une certaine mesure. Comme les autres, il est soumis à la loi de
l’intercompréhension. Il violente la langue, mais la langue ne lui
permet pas de tout faire et le force à se soumettre à ses lois
autant qu’il le faut pour assurer la transmission de la pensée. C’est
un principe en mécanique qu’il n’y a de transmission de force que
là où l’organe intermédiaire résiste et cède à la fois ; il n’en est pas
autrement ici, et c’est par un processus analogue que le fruit de la
pensée individuelle se transmet à la communauté et s’incorpore
à son patrimoine pour autant que celle-ci est capable de se l’assi¬
miler. Et ce que nous disons du génie est vrai mutatis mutandis de
toute pensée originale, si modeste soit-elle, qui s’exprime et qui se
propose comme une contribution personnelle à l’effort de la collec¬
tivité tout entière. L’individu rend donc à la société avec intérêts ce
qu’il a reçu d’elle, et celle-ci assure à son tour, et d’autant mieux,
le progrès de l’individu. Telle serait du moins la forme schématique
d’un fonctionnement idéal de ces deux forces conjuguées.
Nous ne parlons ici que de l’effort linguistique, qui vise à créer et
à entretenir un instrument d’expression et de pensée. Mais il est bien
facile de remarquer qu’il en est exactement de même, quoique sous
une forme parfois plus dramatique, dans d’autres domaines de la
vie sociale, par exemple en ce qui concerne les idées morales, les
croyances religieuses (ou antireligieuses), les formes d’art, etc.
C’est la masse qui fournit — n-on pas elle seule en tant que masse,
mais par la force des individus qui la composent agissant collective¬
ment — les formules des mœurs, des croyances et des styles. Ces
formules paraissent souvent écraser et déformer les individus, mais
c’est grâce à elles que des consciences d’hommes se trouvent placées
devant des problèmes précis, éprouvent le sentiment d’un conflit et
s’affirment en proposant des formules nouvelles. Ces formules nout
velles se rattachent toujours aux anciennes, qu’elles les modifier}-