A. SECHEHAYE. — L’INDIVIDUEL ET LE SOCIAL DANS LE LANGAGE 7o
vit bien quand on vit selon la nature, or la nature n’admet pas la pro¬
priété, donc on vit bien quand iln?yapasde propriété. » Il est évident
que le mot nature est pris ici successivement dans deuxsens différents
et que ce syllogisme n’a que la forme extérieure d’un raisonnement
véritable. Cela n’est pas plus démonstratif qu’un jeu de mots.
Nous commettons une erreur identique quand nous tranchons une
question par quelque épithète décisive. Si je dis, en pariant des
gratte-ciel ou de la prohibition : « Cela ne vaut rien, c’est une
invention américaine », je fais un syllogisme dont la majeure sous-
entendue serait : « Tout ce qui est américain ne vaut rien », et
j oublie que le terme américain, comme beaucoup d'autres termes
analogues : bourgeois, socialiste, oriental, romantique, etc., ne
comporte pas une définition simple. Sous ces mots la langue réunit
un agrégat empirique de choses diverses et souvent même contra¬
dictoires. Une épithète est rarement un argument.
Cette erreur logique est en général associée à une autre qui
consiste à confondre la valeur intellectuelle du terme en jeu avec sa
valeur affective. Les impressions ne sont pas des choses sur lesquelles
on puisse raisonner. On parle clairement quand on dit en parlant
d un bijou : .« Ce n?est pas de l’or, c’est du laiton »; mais on ne dit
rien de décisif en déclarant, à propos d’un acte accompli par quel¬
qu’un : « Ce n’est pas du courage, c’est de la témérité ». Cette
phrase ne comporte qu’un jugement subjectif d’appréciation, dépour¬
vu de toute évidence logique. Les figures et les personnifications
donnent lieu à des illusions du même genre. « Comparaison n’est
pas raison », dit le proverbe ; mais les esprits imaginatifs l’oublient
facilement, et la langue complaisante se prête à des développements
séduisants, qui peuvent parfois copvaincre, mais qui n’ont qu’une
apparence extérieure de vérité. Les linguistes le savent, qui ont eu
à lutter contre les mythes créés par des expressions imagées telles
que langues frières, langues filles, organisme linguistique, vie et
mort des langues, etc.1.
1. Il est curieux de noter comment les catégories grammaticales essentielles
°n,t pu exercer une influence sur la pensée philosophique olle-même. On sait
que la .catégorie du substantif nogs sprit à saisir les ehnsps par l'imagination en
leur prêtant up caractère substantiel, qui n’,est qu’une projection du moi sur le
dehors (voir notre ouvrage Lg structure logique de la ;phrase, Paris, 1926, y. 46).
Le vrai problème philosophique est sans doute de savoir ce que peut être le
moi, dont nous avons du moins une perception directe : mais conclure de la