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JOURNAL DE PSYCHOLOGIE
fait de cet ordre est qualitativement original et dans le domaine de
l’art il n’y a que les créations qui comptent. Il en est de même des
faits de langue qui nous émeuvent ou qui mettent en branle notre
fantaisie. Il n’y a aucune raison pour qu’ils se correspondent d’un
idiome à l’autre. Un mot pittoresque du français a une résonance
complexe et originale qu’aucun mot dans aucune autre langue ne
rendra également. On peut, par exemple, rapprocher de notre
expression rat de bibliothèque le terme allemand Bücherwurm;
mais il est évident que, pour toutes sortes de raisons, les deux
images ont chacune leur valeur propre, et, si l’on veut les traduire
et essayer de créer des calques, on n’en obtiendra pas quand même
l’équivalent stylistique : les conditions sont différentes. En français
ver dç livre n’existe pas au sens propre pour désigner certains
insectes; d’autre part, le mot allemand qui correspond à rat est
féminin, etc., etc.
Quand, en usant du vocabulaire de sa langue et de toutes ses
ressources expressives : rythme, sonorité, mouvement de la phrase,
un poète écrit quelques beaux vers, on peut bien mettre au défi
n’importe quel traducteur de rien faire d’identique en usant du
vocabulaire et des ressources d’un autre idiome. Il pourra faire
quelque chose de ressemblant, il pourra faire aussi bien, mieux
peut-être, mais jamais la même chose. L’artiste créateur utilise les
éléments que la langue met à sa disposition, mais en même temps
il s’y accommode. Le fait qu’un poète emploie telle langue plutôt
qu’une autre doit compter parmi les facteurs de sa sensibilité et c’est
une question assez oiseuse de se demander ce que Victor Hugo
aurait fait s’il avait été allemand ou Gœthe s’il avait-ncrit en français.
Le domaine des idées est tout différent. Quelque diverses que
soient les valeurs des termes qui les expriment quand on passe
d’une langue à l’autre, il n’est pas interdit de penser à un rappro¬
chement possible qui les amènerait à se correspondre et à se recou¬
vrir. Pour cela il faut naturellement se placer strictement sur le
terrain intellectuel et considérer des signes d’idées.pures ou des signes
de la valeur desquels on écarte par abstraction tout ce qui subsiste
d’affectivité. En effet, nous ne sommes plus alors dans le domaine du
particulier, mais dans celui du général. Sans résoudre le problème
philosophique 4e la nature des idées aprioristiques qui sont à la